19 février 2004

massimo mattioli, m le magicien

[cette critique est parue originellement sur le site bdparadisio]

Comment parler d'un livre pareil? En guise d'avertissement, je dois spécifier que je n'ai jamais été lecteur de Pif, et, qui plus est, je n'étais même pas né lorsque ces bandes (230 pages au total!) ont été publiées pour la première fois, de 1968 à 1973. Mon regard sur cette BD n'est donc pas teinté de nostalgie. Cependant, il est difficile de faire abstraction de l'époque à laquelle ces pages ont été écrites: Mattioli lui-même débarquait à Paris en 1968 attiré par le climat social que l'on connaît, et le vent de liberté qu'il était venu y chercher se sent à la lecture.

D'emblée, cette BD se lit autant au premier degré (comme une jolie collection de joyeuses historiettes absurdes) qu'au deuxième degré (et plus), c'est-à-dire plus froidement comme un terreau d'expérimentation formelle, ma foi, assez poussé. À une longue série de gags en "strip" (et six par page, rien de moins!) succède une non moins longue série de gags (ou mini-histoires) en une page, devenant de plus en plus épurées au fur et à mesure que le livre avance. On y retrouve un grand nombre de personnages récurrents, à savoir M (magicien de son état), le caméléon, deux Martiens, des fleurs, plusieurs insectes et autres bestioles, donnant à l'univers de Mattioli un charme pastoral d'une gaieté surréaliste proche de l'univers de Miro, par exemple. Quant au jeu plus formel avec les codes du médium, il n'est pas sans rappeler le dessin animé La Linea ("La Ligne") d'Osvaldo Cavandoli, créé à peu près à la même époque.

Pour ce qui est de la restauration des planches en tant que tel, elle est tout simplement sans faute, rien à redire: chapeau à Fanny Dalle-Rive qui s'est tapé ce boulot sans doute énorme. L'impression est en tous points admirable, comme l'on peut s'attendre d'un livre estampillé du prestigieux logo de L'Association. La préface de Jean-Pierre Mercier est courte mais intéressante. D'un point de vue éditorial, on aurait quand même aimé connaître les dates de parution originales de chacune des planches.

Même si elle mérite pleinement sa place dans le patrimoine international de la BD, M le magicien n'est tout de même pas une oeuvre parfaite. Les histoires sont inégales, et si certaines sont carrément jouissives et tout-à-fait dignes de figurer dans une anthologie de la BD absurde, d'autres ressemblent davantage à du remplissage -- sympathique, soit, mais du remplissage quand même. Il aurait été logique, si l'oeuvre avait été éditée à l'époque, de l'élaguer de ses pages moins fortes.

Cela dit, dans le contexte d'un livre d'anthologie, le désir d'exhaustivité de l'entreprise excuse ces faiblesses (on ne réécrira quand même pas l'Histoire!), d'autant plus qu'il s'agit de la première oeuvre d'envergure de l'auteur qui nous donnera plus tard les Pinky et autres Squeak the Mouse. On y retrouve donc tout ce qui fait le charme d'une première oeuvre: le dessin qui se cherche, les raccourcis de débutant, mais surtout les superbes et insolentes prises de risque qu'un vétéran préférera éviter.

Dans l'évolution de l'art de Mattioli, une constante s'impose: à partir du dessin minimaliste et faussement maladroit des débuts, l'auteur s'imprègne de plus en plus du style "cartoon" américain, et plus précisément du Krazy Kat de George Herriman, influence d'ailleurs revendiquée en noir sur blanc par l'auteur. Cette influence s'avère un peu encombrante dans les pages plus récentes -- c'est que Mattioli finit par faire du Herriman comme Debarre fait du Franquin: de manière virtuose mais assez gratuite. Mais ne boudons pas notre plaisir: si les gags de cette période manquent de l'imagination sans vergogne qui fait le sel des histoires plus anciennes, ils figurent en revanche parmi les plus efficaces de la série.

On ne saurait compléter cette critique sans mentionner l'audace et l'extrême beauté des aplats de couleurs de l'auteur, qui participent en très grande partie au charme de l'ensemble. Même les pages en bichromie sont merveilleuses. Le livre en entier flatte le regard avec peu de moyens et d'une manière pourtant magistrale. Pour tout dire, on ouvre ce livre comme s'il s'agissait une gigantesque boîte de friandises rares et très raffinées, la différence étant que les pages resteront longtemps après qu'on les ait dévorées!