16 juillet 2004

harry morgan, principes des littératures dessinées

[cette critique est parue originellement sur le site bdparadisio]

Ce livre de théorie sur la bande dessinée (et plus généralement de ce qu'on peut appeler les littératures dessinées) rebutera sans doute la plupart des lecteurs de BD, même les plus cultivés, mais il mérite tout de même qu'on s'y arrête, car ce qu'il propose est ni plus ni moins qu'une nouvelle base à la théorie.

Principes de littératures dessinées est un livre en trois parties ou, plus exactement, trois essais plus ou moins indépendants réunis en un livre. Le premier essai s'intéresse à la définition en propre des littératures dessinées. Morgan, au fil de dixaines de pages fort bien documentées (l'érudition de l'auteur est remarquable), nous fait apprécier la parenté qu'a la BD avec la littérature en estampes, la gravure "narrative", le roman victorien... tout en nous expliquant pourquoi les hiéroglyphes, par exemple, ne sont pas de la BD, même primitive. Il s'ingénie aussi à critiquer un grand nombre de théories qu'il juge erronées: la relation image/texte, l'architecture "classique" de la BD (case, plans, etc.), l'"invention" de la BD par Outcault ou même Töpffer, etc.

Une grande partie de la théorie, nous dit Morgan, ignore une majeure partie du corpus qu'elle étudie, interprète mal ce qu'elle y trouve, met trop d'emphase sur l'environnement de l'auteur et pas assez sur l'individualité (voire: le mystère) de l'auteur lui-même, et, au final, bâtit de formidables chapelles théoriques, édifices qui existent davantage pour leur beauté logique que pour leur utilité propre.

De ce point de vue, on peut considérer que Morgan offre une sorte de nouvelle plate-forme théorique, une exigence de rigueur, un point d'ancrage positiviste, pour les chercheurs qui suivront. Il nomme sa discipline "stripologie".

Le deuxième essai est tout aussi passionnant. Morgan y traite des tentatives de censure de la BD aux États-Unis et en France. Dans cet essai, l'auteur s'attarde surtout à traquer l'incompétence et le double langage des censeurs. Morgan affirme, preuves à l'appui, que ces tentatives de censure ne visaient pas tant tel titre ou tel genre de BD, mais bien la BD tout entière en tant que médium.

Quant au dernier essai, assez long, il est franchement surtout à usage académique. Morgan y ressasse son habituel rejet du sémio-structuralisme et de Barthes en particulier, et il y pourfend une nouvelle fois le thème de l'abandon de l'auteur au profit de son environnement (culturelle, économique, etc.) Ceux qui n'ont qu'une idée superficielle du sujet risquent de s'ennuyer quelque peu.

Pour finir, un mot sur l'auteur, Harry Morgan, également co-auteur du Petit critique illustré (PLG): ses adeptes le considèrent comme un chercheur cultivé et d'une grande rigueur, ses détracteurs ne voient en lui qu'un polémiste. Il semble assez évident que ses idées se trouvent en porte-à-faux avec une bonne partie de la littérature critique sur la BD. Si comme moi vous n'avez pas lu grand chose de cette littérature, vous devrez vous contenter d'apprécier la faculté qu'a Morgan de présenter d'abord une théorie adverse, puis de la critiquer posément -- l'auteur n'essaie pas d'endoctriner son lecteur et je me suis trouvé souvent en désaccord avec lui, tout en continuant ma lecture avec plaisir. Et, cela paraîtra assez évident, Morgan est de type conservateur, mais vous savez, McLuhan l'était également.

Une constatation s'impose tout de même: l'ouvrage est intéressant mais, lorsqu'on a lu les chroniques de Morgan sur divers sujets (par exemple ses textes sur Harold Gray, Norman Rockwell, l'histoire de la science-fiction, etc.) on se prend à imaginer un livre qui compilerait des textes un peu moins abstraits de ce penseur rigoureux autant que passionné. D'ici là on peut accéder au site L'adamantine où l'auteur a mis en ligne un grand nombre de textes sur des sujets très divers.