14 décembre 2005

une année formidable (2e partie)

[pour la première partie, c'est par là.]

francis masse est un auteur dont l'oeuvre ne ressemble à rien. mais à tellement rien qu'on a beau aimer, on peine à savoir en dire quoi que ce soit. à la rigueur, voulant absolument le comparer à quelque chose, on le rapprocherait d'un goossens, mais en fait, tout ce que ces auteurs ont à voir ensemble est qu'ils demandent tous deux de leur lecteur une certaine perspicacité. (c'est-à-dire, peut-être, la capacité de lire ce qui n'est pas dans la BD elle-même.) mais les ressemblances s'arrêtent là: les deux auteurs ont une patte différente, un univers différent, des méthodes différentes.

de l'encyclopédie de masse (1982) on peut d'abord dire que c'est un petit désastre éditorial, du fait de pages beaucoup trop petites et pas toujours bien reproduites, rendant la lecture pénible à souhait. pas que masse soit un champion de la lisibilité. voyons par exemple sa calligraphie, impossible autant qu'inexplicable, alphabet tordu, châtoyé de sérifs, remplissant ses bulles jusqu'à leur extrême limite. voyons ensuite ses hachures envahissant chaque case, les faisant parfois ressembler à une obscure gravure médiévale, procurant une impression de lourdeur confinant à la nausée. voyons les rares couleurs, qui si elles ne sont pas sombres jurent avec leurs voisines. et voyons finalement la physionomie des personnage: tous pareils ou à peu près, hommes, femmes et enfants avec leur inévitable gros nez et leurs lunettes rondes. comme hier chez mathieu, on est dans un univers d'angoisse jusqu'à plus soif. mis à part qu'ici on en a pour presque 300 pages: une anatomie de l'angoisse, donc.

masse, par son comique, explore les dernières limites du grotesque. pas un visage qui soit beau, pas une habitation qui soit invitante: on pense à l'emblématique "maison souriante" (que l'on voit sur la couverture du premier tome), apparition cauchemardesque par excellence qui résume bien l'esthétique de l'auteur dans ce livre. tout chez masse menace toujours de s'écrouler: les accidents malheureux sont légion, les désastres toujours à portée. lorsqu'on ne démolit pas, on pédale pour tenter d'empêcher la destruction. l'érotisme est inexistant dans son univers peuplé surtout d'hommes (tous pareils, on l'a dit), pas plus que l'espoir que représenterait les enfants (ici aussi médiocres que leurs parents). c'est en ce sens une traduction graphique très efficace d'un univers que l'on reconnaît comme très orwellien.

le problème des idées noires de franquin, qui navigue des eaux proches de celles de l'encyclopédie, est que leur dessin extrêmement séduisant leur ôte du poids, les trahit donc un peu. le dessin de masse, en comparaison, est entièrement en adéquation avec son propos. l'oeuvre y acquiert une grandeur rare. ne reste plus qu'à rééditer tout cela sur des pages plus grandes, qu'on puisse apprécier plus avant ce travail d'orfèvre du mauvais rêve...

passons, comme promis, à muñoz et sampayo et à leur fameuse série alack sinner. sur insistance de mes amis (qui se reconnaîtront ici, et je les salue en passant), je me suis cette année décidé à découvrir leur travail, à commencer par le très bon alack sinner, flic ou privé. il était temps, direz-vous. c'est vrai, je découvre certains classiques sur le tard. enfin, façon de parler, je n'ai que trente ans. (tiens, justement, voilà un anniversaire qui ne m'aura pas donné de sueurs froides -- voyons voir ce qu'il en sera dans dix ans!)

le polar est un genre somme toute assez codé (tiens, le détecteur de lieux communs vient de faire bip). sans crime sordide, sans érotisme diffus, sans cause perdue, on ne reconnaît tout simplement pas que l'on lit un polar. l'erreur de celui qui veut faire du polar au-delà des clichés, voire, pire, de la belle littérature, est qu'il tentera de se passer de ces ingrédients, essentiels, comme s'il suffisait d'une ambiance pour attiser la fascination du lecteur. le résultat s'apparente le plus souvent à une pizza sans pâte, sauce tomate ni fromage. muñoz et sampayo ont très bien compris cela, du moins pour une bonne partie de leur carrière. pourtant, ils s'échinent à donner une saveur particulière à leur polar. d'abord grâce au dessin époustouflant, théâtral, de josé muñoz, tout en sensuelles arabesques. son sens de la physionomie atteint un comble rarement vu dans la BD: les visages et les expressions sont parfois déformés, poussées dans toutes les directions, le trait n'en conserve pas moins une extraordinaire élégance. au jeu des cadrages acérés et des aplats noirs parfaits, muñoz est capable de faire de l'ombre à un milton caniff (ok, on ne parlera pas de brescia), dont il partage le dynamisme et la clarté. entre le classicisme des débuts et le trait épuré qu'il adoptera ensuite, j'avoue une préférence pour l'"entre-deux", ce dessin encore détaillé mais bien libre.

une autre source d'émerveillement dans cette série est la dépiction exacte et excessive d'un new york dans tout ce que la ville a de plus fantasmé. le new york de muñoz et sampayo est féminin, sauvage, bigarré, violent, et bien sûr très beau. on y écoute beaucoup de jazz mais étrangement on n'y va pas souvent au musée. c'est le new york qui fait rêver, celui des années 1970 à 1980, quelque part entre taxi driver et after hours.

mais parlons maintenant de plates-bandes, question de montrer que nous fûmes plus ou moins au fait de l'actualité en cette année 2005 et que nous ne nous sommes pas complaît uniquement dans les choses anciennes. de toute façon, le vil brûlot de jean-christophe menu mérite bien que nous le rappelons à la mémoire du lecteur. et qui sait, la polémique qui s'ensuivra me ramènera peut-être mon troisième lecteur. alors disons-le tout de suite: menu a raison même quand il se trompe. son livre est un bol d'air frais. il reste à voir ce que l'on respirera ensuite.

bien sûr que l'on peut trouver des contradictions dans le discours de menu. mais quelle importance? menu n'écrit pas une thèse; son texte a plutôt valeur de manifeste. mais d'un manifeste à l'essence pragmatique. je m'explique: menu ne tente pas dans son livre d'expliquer ce qui pour lui est la "bonne bande dessinée", ou ce pourquoi lui et d'autres en seraient les plus aptes dépositaires. c'est au lecteur de décider avant de s'avancer s'il a confiance dans le travail d'éditeur (et d'auteur) de menu. si à la base on n'aime pas menu, si on pense que l'asso c'est rien qu'une bande d'intellos qui se la pètent, alors on peut soigneusement éviter de lire plates-bandes, non seulement on ne sera pas d'accord, on ne saisira même pas l'enjeu. les autres, arrivés au bout de ce court mais efficace pamphlet, seront bien obligés d'acquiescer: il est des éditeurs dont la mission est d'abord commerciale, dont la branche "artistique" est d'abord à fins de prestige, quand ce n'est pas une simple stratégie visant à suivre une certaine "tendance". une branche qui, bien sûr, est à la merci du premier grand vent qui passera. ne pas se l'avouer, c'est jouer à l'aveugle.

on rechigne beaucoup sur certaines stratégies des petits éditeurs: livres très chers, distribution souvent lacunaire... on se rabat donc sur les produits bon marché qui nous semblent équivalents: la collection "écritures", par exemple. la réalité est que la disparité entre le prix d'un livre de casterman et d'un autre de l'association n'aide absolument personne: le premier bouscule le marché, "volant" en quelque sorte des ventes au second grâce à une caisse bien fournie au départ, le second devant en revanche offrir ses livres à un coût plus élevé si elle espère rentabiliser une opération ne pouvant compter sur de larges revenus. au final cependant, c'est l'activité de défrichage des petits éditeurs qui est menacée au premier chef, ainsi que tous les projets plus difficiles. je doute fort, par exemple, que casterman, ou que le nouveau futuropolis, nous découvrent un nouveau blutch de sitôt. le problème est que les petits éditeurs en seront incapables également.

bon, un mot pour finir, sinon je ne me coucherai jamais. c'est un petit livre récent et fort réjouissant (et passé complètement inaperçu) qui s'intitule princesse et son auteur s'appelle jean-michel bertoyas. voulant peut-être embêter le théoricien thierry groensteen, bertoyas s'amuse à travestir son multicadre en l'utilisant autant comme un procédé de narration que comme une simple surface abstraite bidimensionnelle qui aurait été arbitrairement séparée en cases pour une raison ou une autre. l'auteur a un certain culot, parasitant sa narration d'abstraction et vice versa. autant dire que l'histoire est un glorieux n'importe quoi: il faut un improvisateur de talent pour arriver à un résultat aussi riche. son trait, rond et gratté, est de ceux qui démontrent une compréhension intime de la bande dessinée. de fait, l'auteur a sans doute une bonne connaissance du comic strip classique, krazy kat en tête: il pousse à son paroxysme l'abstraction latente d'herriman, ces ombrages inexplicables, ces paysages changeants. jusqu'aux quelques bulles (volontairement?) inversées qui renvoient à toute une époque de la bande dessinée où on ne se préoccupait pas encore autant de toutes ces questions idiotes de lisibilité. autre belle trouvaille de bertoyas: les bulles partiellement hors-cadre, et généralement ses mises en scène décentrées, acides.

il est tard, et je ne sais pas encore de quoi je parlerai lors de la suite de cette chronique. peut-être de isaac le pirate. peut-être aussi de corto maltese. peut-être de mitchum. peut-être de notes pour une histoire de guerre. peut-être des bijoux de la castafiore. peut-être du mickey mouse de gottfredson. ouh là là, faudrait voir à ne pas me décourager moi-même avec tout ça.

8 commentaires:

Anonymous Anonyme a écrit:

J'ai moi-même vu un Menu décontenancé et passionné plus que l'aigri que ses détracteurs ont voulu montrer du doigt...
Enfin, il fait bon lire "Plates-bandes" !
Après, ne te décourage pas, tu as des lecteurs, peu nombreux, mais fidèles ! ;o)

16 décembre, 2005 06:21  
Anonymous Anonyme a écrit:

intéressant ce bertoyas, je crois que je vais y jeter un coup d'oeil.
Quant aux rééditions de Masse, ce n'est pas pour tout de suite : l'Association qui souhaitait le faire à abandonner (j'ai oublié les raisons exactes).

Quant à Plates bandes, c'est certainement la meilleure analyse de l'état de l'édition actuelle, et quand on aime le style de Menu et qu'on supporte un peu de mauvaise foi, c'est un vrai plaisir de lecture.

Mais je ne partage pas le pessimisme de menu (ni le tien du même coup :), d'autres blutch verront le jour. le problème c'est que de pauvres tacherons seront pris pour des auteurs ... bof ! c'est déjà le cas de toute façon :)))

16 décembre, 2005 13:13  
Anonymous Anonyme a écrit:

Tout d'abord bravo pour ce très intéressant blog. Je voulais aussi signaler que JM Bertoyas avait sorti un autre titre : "Ducon" (tout un programme) dans une veine tout à fait similaire à "Princesse", il est disponible aux éditions Terre Noire : www.chez.com/terrenoire

21 décembre, 2005 02:39  
Anonymous Anonyme a écrit:

Moouaif... Nous ferions remarquer que Blutch a été découvert par Fluide Glacial. Nous sommes content de voir cette remarque publiée.
Au fait, il a découvert qui Menu ? Satrapi ? Ah non, Satrapi, c'était David B. Sinon qui d'autre ? Gipi ? Bouzard ? Lécroart ? Carali ? Baudoin ? Bon, nous arrêtons.

07 février, 2006 10:10  
Blogger david t a écrit:

lo: ces remarques vont de soi mais elles sont écrites avec une aigreur que personnellement je comprends mal. mais, peu importe.

07 février, 2006 14:40  
Anonymous Anonyme a écrit:

Découvrir, découvrir, je trouve ce verbe bien réducteur. Dans le cas de l'Asso, et chez pas mal de petits éditeurs, il n'y a pas d'un côté le "découvreur", et de l'autre le "découvert", il y a une interaction, une réciprocité qui crée une sorte de mouvement conjoint générationnel très éloigné de ce paternalisme du "découvreur". Menu n'a découvert personne. Il a inventé Lewis Trondheim.

08 février, 2006 16:56  
Blogger david t a écrit:

big ben: d'abord, bienvenue sur mon petit blogue. :)

je me faisais une réflexion similaire hier après avoir répondu au post de lo. surtout en ce qui a trait à l'association, il s'agit quand même à la base de 6 auteurs qui se sont pour ainsi dire "auto-découvert". je pensais aussi à gipi, cité par lo: peut-on vraiment affirmer que l'un ou l'autre de ses trois éditeurs français l'a "découvert"?

mais pour moi l'important n'est pas de savoir quel éditeur a voulu publier quel auteur le premier, mais plutôt: est-ce que le climat actuel favorise en général la découverte de nouveaux auteurs? car de la façon la plus significative, celui ou celle qui "découvre" un auteur ou une oeuvre, ce n'est pas tant l'éditeur que le lecteur... non?

08 février, 2006 18:38  
Anonymous Anonyme a écrit:

Pour caricaturer, j'ai parfois l'impression qu'en ce moment, les découvertes d'auteurs fleurissent comme les groupes pop anglais dans les pages de NME. C'est chaque semaine la révolution. Alors, on prend un peu de recul, forcément.

10 février, 2006 14:31  

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13 décembre 2005

une année formidable (1e partie)

cette année fut faste en acquisitions et bien sûr en lectures de toutes sortes. il me semble approprié d'écrire quelques mots sur des livres lus, particulièrement ceux dont je n'ai pas parlé sur ce blogue. il ne s'agit pas nécessairement de livres parus en 2005; mon but n'est pas de faire un palmarès mais plutôt de partager quelques bonheurs, quelques déceptions... tout cela à peu près dans l'ordre dans lequel ces livres ont été lus.

commençons par un livre dont on a peu parlé ailleurs: les aventures de l'art de willem. on se souvient que le collaborateur de charlie hebdo (où ces pages sont d'abord parues) avait commis le chef-d'oeuvre avec son feuilleton du siècle (critique ici même). ce livre, plus court, est dans une veine similaire. willem excelle dans le portrait satirique. cette fois, il nous présente des sujets reliés à l'art moderne et contemporain. et c'est un sujet casse-gueule: comment bien atteindre sa cible, lorsque celle-ci est par définition plus ou moins hermétique? willem contourne assez bien la difficulté lorsqu'il représente la revanche de picasso contre tous ceux qui lui ont jamais dit: "ma fille de 5 ans dessine mieux que ça." de fait, ses satires seront toujours d'une belle finesse, ne dénigrant jamais l'art "difficile": ses portraits de dubuffet et de kandinsky, par exemple, sont davantage des hommages que des satires.

on ne se surprendra pas que l'auteur soit généralement plus tendre avec les artistes qu'il satirise qu'avec les hommes et femmes politiques qu'il écorchait sans ménagement dans le feuilleton. malgré tout, il ne s'empêche pas de se payer la tête de certains créateurs: christo et jeanne-claude en prennent ainsi pour leur rhume, tout comme frank capa, george mathieu et andré breton. et les portraits de leni riefenstahl et marilyn monroe lui permettent d'en remettre une couche au sujet des politiques. pour le reste, willem prouve qu'il est possible de faire de la satire grinçante qui sente également l'hommage.

déception cependant pour un livre dont on a dit beaucoup de bien ici et là: corps à corps de grégory mardon. je ne m'étendrai pas sur son cas, à celui-là. mardon possède quelques défauts assez énervants. d'abord, on se demande s'il connaît autre chose que le monde bourgeois bohème parisien. on ne voit pas autre chose dans son univers. sa mise en scène est incestueuse à souhait: chaque personnage, chaque situation est la pièce déjà toute placée d'un petit casse-tête vaguement sordide servant la téléologie intime du récit. rien n'est superflu, et c'est bien le problème.

on dirait parfois que mardon a suivi d'un peu trop près le guide du parfait scénariste de BD postmoderne. les contrastes, beaucoup trop élevés, entre ses personnages, semblent servir uniquement à faire avancer la thèse de son livre, c'est-à-dire le rapport des humains avec leur corps. un vaste sujet, traité de manière bien bénigne, voire superficielle, ce qui est un comble. corps à corps bénéficie tout de même un dessin personnel, un peu grotesque, tout en hachures, mais pas particulièrement virtuose.

dans un tout autre ordre d'idée, il fallait bien qu'un jour je me mette à la série julius corentin acquefacques de marc-antoine mathieu. je me suis donc procuré les trois premiers tomes qui, s'ils m'ont enthousiasmé et charmé, ne m'ont tout de même pas convaincu de me jeter immédiatement sur les deux (ou trois?) tomes suivants. prenons d'abord le temps d'apprécier ce que l'on a ici. il faut savoir d'abord que mathieu est ingénieux mais que ses meilleures idées se trouvent dans un premier tome agréablement dense, l'origine. dans cet album fondateur (son titre est doublement justifié), tout est d'abord mystérieux, intriguant. mathieu ne se contente pas de nous rejouer l'angoisse d'un kafka, il lui emprunte également l'humour pince-sans-rire. le tout n'est pas sans rappeler certaines histoires parmi les plus métaphysiques de borges, sur un ton à peine plus badin.

le procédé central de l'origine est le cloisonnement. mathieu nous fait des foules hostiles, hypercompactes, des logements dix fois trop petits, des piles de livres à perte de vue. et en contraste, l'air de ne pas y toucher, il habille tout ça de grandes perspectives ouvertes et plongeantes (ou contre-plongeantes), qui rendent encore plus cruel le manque d'espace. on apprécie que l'auteur n'aie pas cherché à donner trop d'explications à son cauchemar absurde, exacerbé encore avec la fameuse "case en moins", qui est à la fois une illustration de ce qui précède et une porte de sortie. mathieu, symboliste funambule, marche adroitement sur une ligne mince séparant le trop explicite du pas assez.

les deux tomes suivants (comme je l'ai dit plus haut, je n'ai pas encore lu la suite; ça viendra) sont également très bons, mais ils souffrent de la comparaison d'avec l'origine. on déplore entre autres que l'auteur se contente d'une pirouette pour remettre sur pied son personnage suivant l'"explosion originelle" citée au début de la qu... (que l'on devine être la suite immédiate du tome précédent.) les passages absurdes sont aussi bons que dans l'origine mais ils font appel plus ou moins aux mêmes ressorts. ainsi, on voit bien que mathieu a voulu créer un contraste spectaculaire en faisant visiter à son personnage un désert qu'il appelle "le rien", mais cet effet est un peu facile. quant au processus, il ne semble être en rien la suite du précédent tome, ce qui est dommage si l'on espérait suivre julius conrentin acquefacques dans une quête à grand déploiement. ce livre, en tout cas, fait preuve d'une construction redoutable: intrigue absurde parfaitement circulaire, une magistrale et pourtant très claire variation sur le thème du bris de continuum espace-temps. (à l'opposé par exemple du rork d'andreas, chef-d'oeuvre inimitable mais dont le raccordement temporel final nous semble assez peu limpide.)

bien sûr, dans tout cela, je n'ai pas parlé du plus évident, qui est le discours auto-référentiel de mathieu sur le médium de la BD. mais cette réflexion, je la laisse à mes deux patients lecteurs.

à venir dès que j'ai quelques heures à moi (il y aura sans doute trois ou quatre chroniques sur ce thème): l'encyclopédie de masse en deux tomes, quelques histoires d'alack sinner, le fameux plates-bandes de jean-christophe menu, et princesse de jean-michel bertoyas. et qui sait quoi d'autre ensuite.

[et ça continue par là.]

3 commentaires:

Anonymous Anonyme a écrit:

Tiens, quelqu'un parle de MAM ? Héhéhé !
Très intéressante analyse de l'oeuvre de ce brillant scénographe qu'est Marc-Antoine Matthieu et je laisserai effectivement le soin à Yannick et Philippe d'aller plus loin sur le discours auto-référentiel que tu évoques.
Un parallèle est souvent évoqué entre MAM et Benoît et Peeters sur les sujets de "La qu..." et celui que tu n'as visiblement pas encore lu "Le début de la fin".
Et donc l'erreur est souvent entretenue quant à l'influence des uns sur l'autre et vice-versa, ce qui n'est qu'un jeu de dupes !
Je ne suis pas un spécialiste de B&P, ni même un de MAM, mais pour m'être plus penché sur ses travaux, je sais que sa première volonté est d'établir une contrainte précise (La case de l'Origine, le vortex du Processus,...), puis de la faire coincider avec son univers.
En ce sens, cela peut paraître décousu quant à la fluidité de la vie du personnage (Acquefacques = Kafka en verlan, précision pour les lecteurs silencieux que tu peux avoir ! ^__^) d'un tome à l'autre puisque ce n'est pas sa préoccupation initiale.
La suite du développement de son univers reste cohérent même si ce n'est pas le même attrait.
"La 2,3333° dimension" reprend des thèmes que l'on connaît déjà et bien que brillamment emmené, le sujet fascine moins que "L'origine" qui, tu l'as dit, reste un gênant point de référence tant il est élevé...
.
Pour Mardon, petite question.
Tu dis que c'est un peu pénible le côté thématique "bobo" qu'il développe systématiquement.
Mais n'est-il pas bien d'affiner son travail sur la durée sur des thèmes que l'on maîtrise de mieux en mieux ?
Ou bien tu préfères des auteurs qui se mettent en dangers en abordants des thèmes qui leurs sont moins connus, ou moins confortables, au risque de faire quelque chose qui ne sonne pas assez juste ?
Bon, c'est purement écrit pour y réfléchir hein ! ;o)
Je n'ai pas spécialement bien aimé ce "Corps à Corps" qui est effectivement bien huilé, peut-être trop ?!

14 décembre, 2005 03:52  
Anonymous Anonyme a écrit:

Non je n'écrirai rien sur le "discours auto-référentiel de Mathieu sur le médium de la BD" étant donné que je ne connais pas son travail.
D'ailleurs cher David, tu ne parles cette fois que de livres que je n'ai pas lu…
(Mais j'attends impatiemment tes propos sur Alack Sinner, ma bande dessinée préférée).

14 décembre, 2005 12:12  
Blogger david t a écrit:

coacho: pour corps à corps, tu l'as dit, c'est trop huilé. quant au côté "bobo", ce qui m'a ennuyé c'est que rien ne renvoie, même de façon oblique, à un univers autre que celui-là. chaque petite névrose est traitée comme s'il y avait matière à tragédie. les personnages se prennent très au sérieux et malheureusement on dirait bien que l'auteur aussi. il y a à mon sens dans ce livre trop de pathos déplacé, pas assez d'ironie. et puis, pas le moindre fil qui dépasse: j'avoue que ça me laisse dubitatif par rapport à un récit mené sur un mode aussi réaliste. je compare par exemple aux histoires parisiennes de blutch (par exemple le deuxième mitchum ou vitesse moderne), très réussies sur ce plan.

yannick: pour alack sinner, ça s'en vient... :)

15 décembre, 2005 00:03  

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06 décembre 2005

les livres de luc giard

luc giard fait peur. que dire d'autre d'emblée d'un auteur qui révèle de façon aussi dangereusement candide les névroses et psychoses de tout un chacun, les siennes comprises? non, en fait: surtout les siennes. donc celles de tout le monde.

giard a bonne place dans cette trop rare catégorie d'auteurs incapables d'écrire un livre inoffensif. il est aussi l'une des rares figures de la BD francophone à rejeter à ce point l'anonymat qui vient avec la profession. ses livres ont tous implicitement son nom pour titre: les aventures de monsieur luc giard en est l'exemple le plus patent, mais ses ticoune et tintin sont en noir sur blanc des alter ego de l'auteur.

le cas de tintin mérite qu'on s'y arrête. sa reprise du personnage (non-autorisée et malheureusement sanctionnée, les ayant-droits ayant jadis interdit la vente du mythique tintin et son ti-gars) ne garde presque rien de l'univers canonique d'hergé. si on y devine le respect de giard pour l'oeuvre originale, cette reprise n'est ni un pastiche et encore moins une parodie ou une déconstruction. de fait, c'est sans doute ce qui la rend si difficile à aborder par la critique ordinaire. luc giard habite son tintin comme un déguisement d'halloween. son tintin est solitaire, simplement accompagné de milou: le noyau des premiers albums, d'avant haddock. dans un épisode, il rend inopinément visite à krazy kat, uniquement pour dire bonjour. un autre est consacré à sa "dinky toys".

suivant les déboires légaux que l'on imagine, giard décida de changer son tintin en ticoune, superhéros masqué. à toutes fins pratiques, il s'agit du même personnage, c'est-à-dire luc giard déguisé en héros.

il y a un autre luc giard dans les livres de luc giard, et celui-ci apparaît sous son vrai nom. autour de lui, une constellation d'anciennes blondes dont il fait un éloge amoureux constant et dans le désordre. un chapitre complet (sur trois) des aventures de monsieur luc giard est consacré aux noces de l'auteur avec sa diane. au fait, son univers esthétique est traité de la même manière. l'épisode (dans les aventures) où picasso propose ses services à l'éditeur de comics DC est révélateur: il s'agit d'affirmer, même pas de démontrer quoi que ce soit, mais d'affirmer platement et froidement que tout cela est fait de la même pâte et qu'il n'y a pas lieu d'en faire une hiérarchie.

dans son nouveau livre, le pont du havre, giard, qui représente son alter ego dans un état qu'on pourrait qualifier de franchement dépressif, nous dessine en page 87 une cosmogonie claustrophobe et magnifique: une flèche allant d'hergé à pollock et vice-versa, une droite nommant les personnages principaux de peanuts et une autre, cassée, dominée par le vieux hard rock, une autre encore reliant son fauteuil de lecture à john coltrane...

dans le pont du havre, ticoune ne se ressemble pas toujours. c'est ticoune qui est là, mais il est dessiné comme le personnage de luc giard. luc giard, qui dans la vraie vie ne ressemble pas à un détective privé morose. pas plus qu'à un superhéros bedonnant. encore moins à tintin.

car luc giard existe vraiment: je l'ai rencontré. je n'ai aucun mérite, quiconque habite à montréal risque de le croiser un jour. on m'avait averti: l'homme est intimidant. il l'est effectivement, si vous n'appréciez pas la candeur à la puissance mille.

d'avoir rencontré luc giard aide sans doute à apprécier ses livres. mais peut-être pas. il faut peut-être simplement avoir confiance dans le fait que, oui, il est comme ça pour vrai, que son livre n'a rien de feint, que malgré les apparences il n'est pas bêtement écrit au second degré. ou alors que, en tout cas, le personnage qui le représente dans ses livres, qui porte son nom, est façonné comme ça because la ténèbre et le poids de la destinée, vous savez ce que c'est. pauvre luc giard, superficiellement postmoderne mais au final quasiment augustinien. au fait, les derniers livres de giard pourraient bien s'appeler comme ça: des confessions. se révéler pour mieux se dérober.



si on ne peut pas, ou ne veut pas rencontrer luc giard en personne, on peut le rencontrer à travers ses livres. ceux qu'il a faits, bien sûr, mais aussi les autres, où il a laissé sa signature. c'est que giard est bibliophile de goût; c'est d'ailleurs le sujet de son dernier livre. le pont du havre raconte la "run", c'est-à-dire la tournée des librairies d'occasion de montréal. giard y est à la recherche constante des plus merveilleux livres d'art, des BD les plus mythiques. une fois acheté, le livre est estampillé de son nom, suivi de la date du jour. il collectionnera parfois plusieurs exemplaires différentes du même livre. (giard copie systématiquement à des dizaines d'exemplaires plusieurs de ses propres dessins; voir par exemple la série d'autoportraits en jeune garçon à la fin des aventures.)

puis un jour, luc giard se sent à l'étroit dans son atelier, il dit que les livres lui pèsent, qu'ils l'empêchent de travailler. et là, il retourne dans les mêmes librairies, cette fois pour vendre; pour se débarasser. et c'est alors le plus magnifique des butins qui se voit offert à l'acheteur suivant. c'est comme ça que j'ai acquis certains des livres les plus beaux de ma propre collection: peanuts: a golden celebration (acheté par luc giard le 27 avril 2000); america's great comic strip artists de richard marschall (14 août 1995); feiffer's album (2 août 1996); poison river de gilbert hernandez (7 juillet 1996). giard possède, dit-on, plusieurs copies du krazy kat de mcdonnell et al, et qu'il refuse de les prêter à qui que ce soit (heureusement, j'ai la mienne). quant à mon exemplaire de la fabuleuse histoire de mickey (les strips de gottfredson des années 1930, encore elles), je m'étonne presque qu'il ne vienne pas lui aussi de sa bibliothèque.

pour moi, ces livres sont "de luc giard", dans le sens où ils ont été une habitation de l'artiste, comme tintin autrefois. aussi, amateurs de luc giard qui écumez les librairies usagées de montréalm s'il vous arrive de trouver du pollock ou du beatrix potter, ouvrez la première page, vous y verrez peut-être une signature familière.

en lisant le pont du havre, je m'amusais à imaginer mettre en scène le personnage de luc giard dans de nouvelles aventures dans le sud de montréal. je me demande ce qu'il en penserait.

luc giard est-il un personnage obligé de se mettre en scène lui-même, de jouer le rôle de son propre auteur? c'est une bien prétentieuse question et qui n'a d'ailleurs aucun sens, mais cet angle de lecture est tentant. sauf que le travail de giard n'est pas circonscrit en une petite phrase bien faite, et qu'au contraire, adopter une lecture pareille donne plutôt une idée de l'étendue de l'oeuvre, étendue qui pourrait échapper au lecteur peu attentif ou embarassé par la manière giard.