les livres de luc giard

giard a bonne place dans cette trop rare catégorie d'auteurs incapables d'écrire un livre inoffensif. il est aussi l'une des rares figures de la BD francophone à rejeter à ce point l'anonymat qui vient avec la profession. ses livres ont tous implicitement son nom pour titre: les aventures de monsieur luc giard en est l'exemple le plus patent, mais ses ticoune et tintin sont en noir sur blanc des alter ego de l'auteur.
le cas de tintin mérite qu'on s'y arrête. sa reprise du personnage (non-autorisée et malheureusement sanctionnée, les ayant-droits ayant jadis interdit la vente du mythique tintin et son ti-gars) ne garde presque rien de l'univers canonique d'hergé. si on y devine le respect de giard pour l'oeuvre originale, cette reprise n'est ni un pastiche et encore moins une parodie ou une déconstruction. de fait, c'est sans doute ce qui la rend si difficile à aborder par la critique ordinaire. luc giard habite son tintin comme un déguisement d'halloween. son tintin est solitaire, simplement accompagné de milou: le noyau des premiers albums, d'avant haddock. dans un épisode, il rend inopinément visite à krazy kat, uniquement pour dire bonjour. un autre est consacré à sa "dinky toys".

il y a un autre luc giard dans les livres de luc giard, et celui-ci apparaît sous son vrai nom. autour de lui, une constellation d'anciennes blondes dont il fait un éloge amoureux constant et dans le désordre. un chapitre complet (sur trois) des aventures de monsieur luc giard est consacré aux noces de l'auteur avec sa diane. au fait, son univers esthétique est traité de la même manière. l'épisode (dans les aventures) où picasso propose ses services à l'éditeur de comics DC est révélateur: il s'agit d'affirmer, même pas de démontrer quoi que ce soit, mais d'affirmer platement et froidement que tout cela est fait de la même pâte et qu'il n'y a pas lieu d'en faire une hiérarchie.
dans son nouveau livre, le pont du havre, giard, qui représente son alter ego dans un état qu'on pourrait qualifier de franchement dépressif, nous dessine en page 87 une cosmogonie claustrophobe et magnifique: une flèche allant d'hergé à pollock et vice-versa, une droite nommant les personnages principaux de peanuts et une autre, cassée, dominée par le vieux hard rock, une autre encore reliant son fauteuil de lecture à john coltrane...
dans le pont du havre, ticoune ne se ressemble pas toujours. c'est ticoune qui est là, mais il est dessiné comme le personnage de luc giard. luc giard, qui dans la vraie vie ne ressemble pas à un détective privé morose. pas plus qu'à un superhéros bedonnant. encore moins à tintin.
car luc giard existe vraiment: je l'ai rencontré. je n'ai aucun mérite, quiconque habite à montréal risque de le croiser un jour. on m'avait averti: l'homme est intimidant. il l'est effectivement, si vous n'appréciez pas la candeur à la puissance mille.
d'avoir rencontré luc giard aide sans doute à apprécier ses livres. mais peut-être pas. il faut peut-être simplement avoir confiance dans le fait que, oui, il est comme ça pour vrai, que son livre n'a rien de feint, que malgré les apparences il n'est pas bêtement écrit au second degré. ou alors que, en tout cas, le personnage qui le représente dans ses livres, qui porte son nom, est façonné comme ça because la ténèbre et le poids de la destinée, vous savez ce que c'est. pauvre luc giard, superficiellement postmoderne mais au final quasiment augustinien. au fait, les derniers livres de giard pourraient bien s'appeler comme ça: des confessions. se révéler pour mieux se dérober.

si on ne peut pas, ou ne veut pas rencontrer luc giard en personne, on peut le rencontrer à travers ses livres. ceux qu'il a faits, bien sûr, mais aussi les autres, où il a laissé sa signature. c'est que giard est bibliophile de goût; c'est d'ailleurs le sujet de son dernier livre. le pont du havre raconte la "run", c'est-à-dire la tournée des librairies d'occasion de montréal. giard y est à la recherche constante des plus merveilleux livres d'art, des BD les plus mythiques. une fois acheté, le livre est estampillé de son nom, suivi de la date du jour. il collectionnera parfois plusieurs exemplaires différentes du même livre. (giard copie systématiquement à des dizaines d'exemplaires plusieurs de ses propres dessins; voir par exemple la série d'autoportraits en jeune garçon à la fin des aventures.)

pour moi, ces livres sont "de luc giard", dans le sens où ils ont été une habitation de l'artiste, comme tintin autrefois. aussi, amateurs de luc giard qui écumez les librairies usagées de montréalm s'il vous arrive de trouver du pollock ou du beatrix potter, ouvrez la première page, vous y verrez peut-être une signature familière.
en lisant le pont du havre, je m'amusais à imaginer mettre en scène le personnage de luc giard dans de nouvelles aventures dans le sud de montréal. je me demande ce qu'il en penserait.
luc giard est-il un personnage obligé de se mettre en scène lui-même, de jouer le rôle de son propre auteur? c'est une bien prétentieuse question et qui n'a d'ailleurs aucun sens, mais cet angle de lecture est tentant. sauf que le travail de giard n'est pas circonscrit en une petite phrase bien faite, et qu'au contraire, adopter une lecture pareille donne plutôt une idée de l'étendue de l'oeuvre, étendue qui pourrait échapper au lecteur peu attentif ou embarassé par la manière giard.
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