romans continus
j'étais arrivé vers la fin du 1er volume (au milieu de l'année 1988) du complete calvin & hobbes quand j'ai eu l'impression d'un génie que je ne soupçonnais pas dans l'oeuvre de watterson. c'est étrange à dire car j'avais l'impression de bien connaître ce strip, au point d'avoir développé une certaine distance face à lui. même que récemment, je me disais que c'était bien, son strip à watterson, mais que c'était quand même dommage qu'après avoir cessé calvin & hobbes, il ne se soit pas mis à faire du roman graphique, comme tout le monde...
le fait est que, quiconque n'a lu, voire feuilleté qu'un recueil ou deux de calvin & hobbes (peu importe la langue) connaît et comprend intimement la dynamique implacable de cette bande dessinée à propos d'un gamin de six ans et de son tigre de compagnon "imaginaire". le lire sur la longueur n'offre pas, a priori, de grande surprise: les motifs ne changent pas énormément, ils s'affinent et se déclinent d'une multitude de façons. watterson a la spectralité d'un mccay: il déploie les couleurs sans qu'aucune d'entre elles ne soit une signature.
mais cette relecture de watterson change la donne pour d'autres raisons. et pour le coup, le mot "nouvelles lectures" (telle l'aiguille d'une horloge morte qui, deux fois par jour, etc.) devient soudainement approprié: et si, calvin & hobbes, c'était un roman?
il y a quelque mois je parlais de "great american novel" à propos du complete peanuts, qui présente exactement les mêmes caractéristiques d'exhaustivité et de chronologie. c'était un peu à la blague; du moins, je n'y voyais qu'une lubie personnelle sans grande conséquence (personne ne pense à appeler peanuts un roman), bref, le truc parfait à écrire comme ça sur un blogue, pour le simple amusement de mes deux lecteurs (que je salue amicalement en passant).
il est moins controversé de parler de roman pour palomar, the heartbreak soup stories de gilbert hernandez. bien sûr, tant que la série des frères hernandez s'appelait love & rockets et qu'elle paraissait en fascicules de trente-quelque pages, on la considérait comme une excellente collection de nouvelles. mais lorsque nous avons cette même matière rassemblée en un volume de 500 pages, nous avons de toute évidence un roman, et qui plus est une oeuvre d'une cohérence mêlée à une ampleur rarement vue en bande dessinée, où chaque personnage, fût-il secondaire, naît, vit et meurt.
mais les heartbreak soup stories ont leur chronologie propre, avec un début, un milieu et une fin: leur transformation en roman épique semble par là plutôt naturelle (quoique). le cas des strips quotidiens est autre: leur chronologie interne n'obéit pas forcément au réalisme. calvin, par exemple, a six ans lorsqu'il entre à l'école en septembre, et il a six ans lorsque les vacances d'été arrivent. puis, à la rentrée suivante, lorsqu'il se remémore (pour le lecteur) les mauvais coups de l'année précédente, il ne fait pas référence bien sûr à son année à lui mais à la nôtre. lui a toujours, inexorablement, six ans. une année a bien passé, mais une nouvelle n'est pas venue la remplacer le premier janvier venu, comme dans little nemo.
de toute façon, on aurait tort de dire que, de par cette chronologie interne déficiente, le strip n'est en aucun cas du "roman". au contraire. simplement, cette chronologie est une convention comme une autre. pensons à schulz, qui fait apparaître certains personnages à l'état de bébé, les fait grandir, puis leur donne leur âge définitif, qui ne changera dès lors plus. toute la famille van pelt (lucy, linus et rerun) est apparue ainsi, ainsi que schroeder. les personnages anciens de la série (shermy, patty et violet) donnent l'impression d'avoir disparu tout simplement car schulz les avait fait trop vieillir; ils ont rejoint les adultes, à l'extérieur des cases. quand on y regarde de près, on voit que ce schéma est fort différent de celui de calvin & hobbes.
au fait, chaque auteur a sa chronologie propre. c'est une richesse qu'on ne retrouve que très peu en littérature écrite. frank king (gasoline alley) fait vieillir ses personnages avec les années. harold gray (little orphan annie) voyait à ce que chaque strip représente plus ou moins une journée vécue avec les protagonistes (la sunday page faisant office de résumé de la semaine passée). pourtant, annie ne grandira jamais. sauf que ça n'a aucune importance parce que l'auteur, lui, possède toujours un moyen de tisser son histoire, dans le sens large du terme, qui est la chronologie externe, c'est-à-dire sa chronologie et la nôtre, cette chronologie qui est représentée par la datation des strips. (19 septembre 1951: schroeder prononce son premier mot.)
mais, pour qu'il y ait roman, il faut bien qu'il y ait, à tout le moins, une gamme, un développement, une évolution: on ne voudrait surtout pas que d'honnêtes professeurs de bonne littérature française s'arrachent les cheveux à ce sujet. et c'est encore sur ce point que calvin & hobbes se chargera de nous impressionner: sur la durée, des détails qui nous semblaient anecdotiques nous révèlent finalement plus riches.
le cas de calvin est intéressant pour plusieurs raisons. d'abord parce qu'il n'existe pas beaucoup de héros aussi clairement (et ingénieusement!) schizophréniques dans la bande dessinée. on peut aussi voir dans l'oeuvre de watterson une variation sur dr jekyll & mr hyde. calvin ne fait pas que parler à hobbes, son tigre en peluche: il donne à celui-ci une personnalité propre, et les deux ne cesseront jamais de se chamailler. calvin ne fait pas de son tigre un second obéissant, au contraire! mais il voit forcément en lui un compagnon philosophique.
une relation plus subtile existe entre calvin et ses parents. ceux-ci se voient obligés d'accepter les frasques d'un fils souvent odieux, mais, s'ils ne cachent pas leur désarroi, font preuve d'une affection profonde envers lui, d'une sorte de pitié pour un gamin instable, incapable de se faire des amis, absolument réfractaire à l'éducation, mais cultivé et appliqué (son anglais est proper même lorsqu'il parle de crottes de nez), et fort imaginatif (le mot est faible!). sauf que les parents non plus n'invitent jamais d'amis à la maison: on ne les voit sortir qu'ensemble. et l'oncle de calvin, lorsqu'il visite le strip, laisse passer cette réflexion somme toute assez sobre: "sometimes, i think all my friends have been imaginary."
"whatever it is, it is what keeps me from strangling you right now", répond la mère de calvin que celui-ci avait tiré du lit au beau milieu de la nuit pour lui demander ce qu'est l'amour. et si quelqu'un, quelque part, avait vu que pour ce personnage sans amarres ni gestalt, c'était la dérive à coup sûr, une fois entré dans le monde des adultes? les parents de calvin peuvent bien espérer qu'un jour leur garnement vieillisse, mais... à quel prix? au point de perdre cette singulière liberté? au point d'abandonner l'ami hobbes? et si la solution avait été de laisser à calvin ses six ans pour toujours, ou du moins, pour la durée du strip?
et si calvin & hobbes était l'histoire d'un gamin qui, par amitié pour un tigre, refuse d'avoir sept ans?
4 commentaires:
Salut d'un de tes 2 lecteurs :))
Je ne sais pas si, comme tu le penses, on peut voir Calvin et Hobbes comme un roman.
Mais ça me rassure de penser que l'intégrale peut être abordée autrement que comme une simple compilation exhaustive et indigeste.
Je verrai ça quand je l'aurai trouvé à un prix abordable en France.
bonjour martin. la compilation est exhaustive, effectivement, mais la qualité du matériel ne fluctue pas beaucoup au fil des mois, c'est dense et tout est bon, avec certaines "continuités" particulièrement excellentes. mais il faut quand même prévoir quelques jours de lecture pour en venir à bout!
à mon sens, le prix du coffret (assez élevé) en vaut la peine même si j'aurais personnellement préféré des volumes vendus séparément, comme le complete peanuts.
pour l'aspect "roman", évidemment c'est une question ouverte, mais l'intégrale donne réellement la possibilité de considérer watterson comme auteur et pas seulement comme gagman (même talentueux).
Est-ce que la lecture de l'intégrale ne finit pas par rendre l'humour assez lassant, voire répétitif ? Moi ça me fait déja ça à la lecture d'un seul album normal, ça m'amuse au début et puis finalement je m'ennuie (je pense que ça vient du format des strips en trois cases, on s'habitue trop à ce que la dernière case ne soit qu'on bonne réplique qu'à force cela finit par rendre les scènes assez identiques). A moins que tu ne lises Calvin et Hobbes pour autre chose que l'humour ?
à la base, calvin & hobbes m'amuse quand même beaucoup, mais je crois que l'intégrale m'a permis d'y lire quelque chose de plus profond, au delà de l'humour et des bons mots des protagonistes principaux.
ça me semble être un cas de "la somme est plus grande que l'ensemble des parties". :)
au fait, cher anonyme, tu peux signer tes messages sans t'inscrire à blogger, simplement en cliquant "autre" (ou "other").
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